Il est des escales qui marqueront les esprits longtemps. Celle qu’a effectuée le porte-avions USS Theodore Roosevelt à Đà Nẵng du 05 au 09 mars 2020, et qui a été présentée par les autorités américaines comme le grand événement militaire de cette année du vingt-cinquième anniversaire de la normalisation des relations bilatérales avec le Viêt Nam (12 juillet), vient de se transformer en catastrophe d’ampleur stratégique.
En effet, 16 jours après que le Big Stick a repris la mer, le bâtiment a annoncé (25 mars) que trois de ses marins avaient été testés positifs au coronavirus (Covid-19) et avaient été aussitôt évacués. Le lendemain, cinq autres cas de contamination ont été détectés, laissant craindre une contamination de plus grande ampleur, ce qui a justifié le déroutement du bâtiment vers Guam. Une crainte justifiée car, à son arrivée à Guam le 07 avril, île elle aussi touchée par la pandémie (une quinzaine de cas, dont un mortel), ce sont quelque 25 marins qui ont été contrôlés positifs au coronavirus et hospitalisés dans des infrastructures peu préparées à faire face à un tel fléau. Face au drame sanitaire qui gagnait en ampleur, le capitaine de vaisseau Brett Crozier, pacha du bâtiment, a lancé un officiel et vibrant appel à l’évacuation de son équipage (31 mars) qui, s’il a été entendu d’une oreille (début de l’évacuation de l’équipage, désormais victime d’une centaine de contaminations), lui a surtout valu d’être relevé de son commandement par le secrétaire à la Marine Thomas Modly (02 avril) pour avoir « fait preuve d'un très mauvais jugement en période de crise » et qui a rappelé son prédécesseur (le contre-amiral Carlos Sardiello) pour reprendre (temporairement) en main les rênes du Theodore Roosevelt. Une tâche qui va lui demander beaucoup de psychologie, tant l’équipage a longuement acclamé son pacha (cliquez ici), héros des cœurs mais déchu par l’institution, lors de son départ.
Il est indéniable que l’escale à Đà Nẵng a été le point de départ de la contamination de l’équipage de ce géant des mers (près de 5 000 hommes et femmes d’équipage). Ce qui en tant de guerre aurait pu être considéré comme un fait d’armes exceptionnel pour le Viêt Nam (la neutralisation de tout un porte-avion et de son aviation embarquée, le tout sans perdre un combattant) se transforme, que les autorités de Hà Nội le veulent ou non (mais aussi les autorités compétentes américaines), en une pierre funeste de cette année symbolique. Et en plus, elle s’est déroulée dans un contexte où le Viêt Nam, déjà sur le pied de guerre depuis le début de l’année pour combattre le virus, ne rapportait à la période de l’escale qu’une trentaine de cas de personnes contaminées, sur l’ensemble du pays.
S’il est impossible de dire, surtout a posteriori, quand et comment le virus s’est introduit dans l’équipage, l’on peut souligner que :
- l’USS Theodore Roosevelt, tout comme deux ans plus tôt l’USS Carl Vinson, n’a pas physiquement accosté à Tiên Sa, le port militaire de Đà Nẵng, en raison de son gabarit exceptionnel ; pour autant, des norias de vedettes ont permis à une partie de l’équipage de se rendre à terre, pour la cérémonie d’accueil des autorités, des entretiens avec les autorités civiles et militaire de la ville, mais aussi toute une variété d’activités de cohésion, humanitaires ou simplement touristiques qui n’avaient aucune raison d’être si ce n’est de véhiculer cet incontournable symbole de l’amitié entre ex-ennemis, au profit des populations encore marquées dans leur chair par les conséquences de l’usage de défoliants par l’armée américaine; à nouveau, l’on y verra un retour de l’Histoire, bien involontaire ;
- plusieurs appareils embarqués avaient atterri sur l’aéroport de Đà Nẵng, et faisaient la liaison avec le bord ; l’on ne peut là aussi exclure une autre porte d’entrée du virus ;
- en revanche, le croiseur lance-missiles USS Bunker Hill était bien à quai ; si le virus s’est introduit à son bord, aucune mention n’en est faite ;
- les Vietnamiens avaient sécurisé le site d’accueil des autorités, avec force médiatisation des mesures sanitaires – certes de base (simple prise de température, mais pourquoi faire plus à l’époque, la ville étant à l’époque officiellement quasi épargnée par la maladie) – auxquelles les journalistes et autorités devaient se prêter de bonne grâce ;
- les autorités américaines (ambassade, consulat général notamment) n’ont pas jugé les conditions sanitaires ni sécuritaires du moment défavorables à l’escale. Elles sont pourtant capables de mener des escales à très bas bruit (aucun déplacement de haute autorité, aucune communication), à l’image de celle qu’avait effectuée le Littoral Combat Ship USS Gabrielle Giffords à Cam Ranh du 19 au 21 décembre 2019. Reprocher au pacha du Th. Roosevelt d’avoir octroyé 5 jours de quartier libre (bien difficiles dans les faits, pour un bâtiment qui n’est pas à quai) est ainsi purement éhonté, sachant qu’aucune des activités officielles de coopération n’a été annulée.
Pour autant, il eût été sage de de respecter quelques principes de précaution élémentaires, notamment dans un pays qui, malgré la « levée en masse » de tout un peuple - fermement motivé par les autorités locales - contre la pandémie (à l’heure où ces lignes sont postées, toujours aucun mort, moins de 250 cas de contamination (surtout à Hà Nội et Hồ Chí Minh-Ville), pour un pays de près de 98 millions d’habitants, une prouesse !). Mais les enjeux - d’affichage - primaient visiblement, avec le déplacement en outre de l’amiral Aquilino, commandant la flotte du Pacifique (USPACFleet).
Le fait est que cette escale de l’amitié, sur les conséquences de laquelle les autorités vietnamiennes ne se prononcent pas, laissera des traces sur la relation bilatérale (le Viêt Nam, qui a sagement décidé de sursoir à la revue navale qu’il devait accueillir le 7 mai à Nha Trang, peinera durant de longs mois à attirer des bâtiments américains - et d’autres nationalités - et surtout organiser des activités à terre avec les équipages), et entachera ce millésime de l’amitié américano-vietnamienne.
Cet effet Covid-19 made in Viêt Nam rebat en outre temporairement les cartes en mer de Chine méridionale, qui se retrouve de facto vide de présence américaine (sauf peut-être dans les airs, et encore). Pékin doit apprécier : finies au moins pour deux mois les opérations d’affirmation de liberté de circulation (FONOPS), une mer vide, propice aux activités de l’unique marine qui conserve sa liberté d’action, et dans une période climatique propice aux mouvements. Des lors, les vieilles habitudes reprennent : le 02 avril, un bateau de pêche vietnamien qui se trouvait près de l’île de Woody (Phú Lâm pour le Viêt Nam), dans les Paracel, a été coulé par un navire des garde-côtes chinois. Les membres d’équipages ont été récupérés par un autre bateau vietnamien.
Il est à craindre que de nouvelles tensions - habituelles comme celles qui visent les flottilles de pêche - surviennent, les bâtiments des marines riveraines respectant les mesures de confinement en vigueur dans leurs pays. Force est de constater que la mer de Chine méridionale devient, pour quelques mois, une mer de Chine, sans grande puissance présente pour apporter cette force d’âme qui peut faire défaut chez les marines locales et les conduire à prendre la mer.
Au bilan, ce virus, né en Chine, exporté « à la chinoise » par les voies des circuits de mondialisation, revient par un effet de « rebalancing » malheureux avec le Viêt Nam à la poignée de l’éventail, vers le rival américain. Un bien lourd boulet, qui va durablement marquer les activités de coopération bilatérale entre militaires américains et vietnamiens…