Depuis le 03 juillet 2019, une nouvelle crise de souveraineté en mer de Chine méridionale s’est développée entre le Viêt Nam et la Chine, loin des objectifs des médias.
Après quasiment cinq années sans incident majeur entre les deux pays en mer de Chine méridionale, ce mois de juillet 2019 s’est teinté de nouvelles tensions, depuis que le navire d’études géologiques chinois Haiyang Dizhi 8 accompagné d’une escorte robuste a pénétré aux abords du récif de Vanguard Bank (Bãi Tư Chính pour le Viêt Nam), dans la zone économique exclusive revendiquée par Hanoi, donnant lieu à un inquiétant face à face avec les forces de police maritime vietnamiennes dépêchées sur cette zone d’exploitation d’hydrocarbures par le Viêt Nam.
Le Haiyang Dishi 8 est un navire récent, capable d’opérer sans ravitaillement loin de son port-base. Comme de rigueur dans une opération dans les eaux contestées de la mer de Chine méridionale, et de surcroît dans la ZEE revendiquée par le Viêt Nam, le navire s’est assuré initialement une garde rapprochée comprenant notamment le plus important bâtiment de garde-côtes chinois (numéro 3901, 12 000 tonnes - ci-dessous) et un patrouilleur de gabarit inférieur (numéro 37111, 2 200 tonnes). Depuis deux mois, ce dispositif dont le format a varié au gré des déplacements du Haiyang Dizhi 8 n’a jamais baissé la garde.
Face à cette flottille, et pour protéger cette zone dans laquelle opère la plateforme pétrolière DK1, la police maritime vietnamienne a initialement dépêché six bâtiments (les CSB 4031, 4034, 4038, 4039, 8002 et 9001). Les semaines passant, ce dispositif de marquage a lui aussi évolué, sans pour autant changer de nature et céder la place à des bâtiments de guerre - qui auraient inévitablement rapidement trouvé un écho supérieur du côté chinois, au risque de déclencher une surenchère voire le rapprochement de bâtiments occidentaux croisant dans la région.
Loin des caméras des médias, mais sous le regard des yeux et oreilles des grandes puissances attachées au respect du droit international et des frontières internationales, ainsi qu’à la liberté de circulation sur mer, le bras de fer se poursuit, de provocation chinoise en provocation chinoise, sans pour autant dégéner en affrontement ouvert. en effet, l’étincelle qui peut embraser le sud de la mer «de l’Est » n’a pas jailli, Hanoi tenant fermement le briquet fermé même si sa main tremble.
Cinq ans après la dernière flagrante provocation de Pékin dans les eaux territoriales revendiquées par Hanoi [intrusion le 02 mai 2014 de la plateforme de forage HD-981 dans les Paracel, à 170 km à l’ouest de la côte vietnamienne ; la plateforme, protégée par un triple maillage naval (milices d’accompagnement des pêcheurs, garde-côtes, marine de guerre), avait poursuivi ses activités jusqu’au 15 juillet, date de son subit retrait, très probablement sous la pression non des autorités vietnamiennes mais du passage soit du typhon Rammassun, qui a frappé les Philippines le 16 juillet puis le Viêt Nam trois jours plus tard], la situation actuelle présente de nombreuses similitudes, à un degré parfois supérieur, qui ne laissent guère entrevoir d’issue rapide, sauf à ce que Pékin ne décide que le jeu a assez duré. L’on notera ainsi plusieurs tendances lourdes :
- Encore plus qu’en mai-juillet 2014, la haute sphère dirigeante vietnamienne est très affaiblie : le secrétaire général du Parti communiste vietnamien (PCVN) et chef de l’Etat depuis près d’un an Nguyễn Phú Trọng, malade depuis la mi-avril, a quitté le devant de la scène publique - même si ses apparitions, actuellement un peu plus fréquentes, peuvent laisser entrevoir une légère amélioration de son état de santé. Mais dans un pays où la santé du numéro un du régime est classé au rang de secret d’Etat, des images même télévisées ne laissent guère transparaître la réalité de la situation.
En outre, le PCVN est d’ores et déjà engagé dans le long et très procédurier processus de renouvèlement de sa haute hiérarchie, qui se concrétisera lors du 13e Congrès national du Parti au début 2021 par l’élection d’un nouveau Comité central et de ses hautes instances dirigeantes. Une situation qui, lors des tensions provoquées par l’irruption de la plateforme de forage chinoise au printemps-été 2014 en mer « de l’Est », avait été l’un des événements qui ont pesé sur le choix de porter à la tête du Parti un homme connu pour être enclin à maintenir de bonnes relations avec Pékin (en l’occurrence Nguyễn Phú Trọng) et non le représentant d’une tendance plus dure envers le grand et pesant voisin, en la personne du premier ministre d’alors Nguyễn Tấn Dũng. Un revirement de tendance auquel le Département général politique du ministère de la défense, alors dirigé par le général d’armée Ngô Xuân Lịch, a certainement contribué en défendant les liens historiques liant les militaires des deux partis communistes - ce qui lui a personnellement profité (élection au poste de ministre de la défense, alors que le général d’armée Đỗ Bá Tỵ, chef de l’état-major général des armées et très ouvert sur les relations avec le monde occidental, offrait tous les atouts pour accéder à la tête des armées).
La fin de ce processus étant encore lointaine, l’on ne peut exclure que le Haiyang Dizhi 8 ou un autre moyen de prospection d’hydrocarbures continue de polluer les relations bilatérales Hanoi - Pékin en sourdine (car la nature même de la relation entre les deux régimes ne souffre pas d’éclats de voix, même d’un(e) porte-parole du gouvernement vietnamien).
Ainsi, l’opinion publique vietnamienne - et non les opinions publiques - semble atone. Alors qu’en 2014 la rue s’était parfois (littéralement) embrasée contre Pékin et ses intérêts sur le seul vietnamien, le mécontentement populaire - qui n’a pourtant pas faibli, tant l’attachement à l’intégrité territoriale, mer « de l’Est » comprise, est constitutif d’un nationalisme vietnamien enseigné depuis les plus jeunes classes et nourri par et à tous les niveaux de l’Etat et de la société - ne donne pas lieu à des débordements de violences anti-chinoises, pas plus qu’à une remise en cause publique de la légitimité du régime, qui tolère pourtant ces va et vient chinois à moins de 200 km des côtes du pays. Contrairement aux événements de 2014, qui ont visiblement pris au dépourvu Hanoi et l’ont contraint à réagir sur le plan interne (voire à laisser faire localement les manifestants), aucun débordement de violence n’est noté. L’on y verra le fruit d’une meilleure anticipation de ces tensions par les autorités nationales et locales, d’une marque de cette mandature durant laquelle la direction du pays est aux mains d’une équipe pro-chinoise, et d'un excellent contrôle des réseaux sociaux (un motif de satisfaction pour le nouveau commandement des opérations cyber).
Pourtant, à la différence de 2014, les autorités de Hanoi ont décidé de faire entendre leur voix sur le théâtre feutré de la diplomatie. Confiantes en leur meilleure assise dans les instances internationales, et en particulier par leur prochaine entrée (pour la seconde fois) au Conseil de sécurité des Nations unies en tant que membre non permanent (mandature 2020-2021), les responsables influents du ministère des affaires étrangères ont multiplié les efforts pour obtenir le soutien des grandes puissances dans le combat qu’ils mènent pour voir Pékin reconnaître le respect des conventions internationales sur le droit de la mer, appliqué à la mer de Chine méridionale.
Australie, Etats-Unis, Inde, et plus récemment les E3 (France, Allemagne, Royaume-Uni – dans une déclaration conjointe publiée le 29 août) ont successivement apporté leur soutien à Hanoi, parfois de manière forte. Un signe de la capacité de persuasion déployée par la diplomatie vietnamienne, qui a il est vrai joué sur les cordes sensibles : la relation historique entre Hanoi et New Delhi, l’excellence des relations avec Canberra, l’accueil offert par Hanoi pour le sommet Trump - Kim Jong-un, et l’approche de la prise de fonctions du nouvel ambassadeur de France à Hanoi, de même que la fin du mandat du représentant de l’Union européenne dans le pays, ont été certainement autant d’atouts que les diplomates vietnamiens ont mis en exergue pour obtenir ce soutien fort par les mots - mais qui reste à se concrétiser sur le terrain.
La zone d'action du Haiyang Dizhi 8, avec le point d'appui de Fiery Cross Reef (source: https://twitter.com/rdmartinson88/status/1171131803115171840) |
En effet, loin des enceintes diplomatiques, le Haiyang Dizhi 8 continue d’appliquer son empreinte dans les eaux territoriales revendiquées par le Viêt Nam, et s’appuie sur la proximité de l’île de Fiery Cross Reef (Đá Chữ Thập en vietnamien), véritable tête de pont logistique et militaire au cœur de cette « langue de bœuf » chinoise en mer « de l’Est », pour accroître ses activités et les porter plus près des côtes vietnamiennes (le 24 août, le navire a été localisé à moins de 170 km des côtes de Phan Thiết). Par deux fois (10-12 août, puis début septembre), le navire et son escorte se sont repliés à Fiery Cross Reef, non en signe d’apaisement mais très probablement pour se prémunir de mauvaises conditions météorologiques (dépressions tropicales, contre lesquelles ils ne sont pas protégés - pas plus que les navires vietnamiens).
Le Haiyang Dizhi 8 sillonne une région dans laquelle Pékin revendique des zones d'exploitation d'hydrocarbures qui chevauchent les blocs vietnamiens. |
Au bilan, tous les ingrédients pour que la situation perdure : forte endurance du dispositif chinois, qui bénéficie du point d’appui de Fiery Cross Reef - qui confirme pleinement son importance stratégique pour Pékin ; revendications contradictoires de Pékin et Hanoi sur les mêmes zones maritimes, chacune affirmant son bon droit sur ces zones qui de surcroît recèlent des ressources en hydrocarbures ; conviction de Pékin que les grandes puissances navigant en mer de Chine méridionale n’interfèreront pas dans ce différend entre « voisins », et ce d’autant plus que le régime vietnamien est entré dans une phase très sensible de préparation du 13e Congrès national du PCVN.
L’on ne serait donc pas surpris si, comme Pékin n’a pas hésité à le faire au début 2016, alors même que le PCVN s’apprêtait à « entrer en Congrès », l’armée chinoise venait à accroître ses activités aériennes vers et depuis Fiery Cross Reef, en autant de signes d’ouverture temporaire d’un «parapluie dissuasif » au dessus de la zone d’opération du Haiyang Dizhi 8, jusqu’à ce que le navire termine sa campagne - car elle devra bien s’achever. En tout état de cause, un coin aura été bien enfoncé dans cette mer « de l’Est » (pour Hanoi), mais aussi « de l’Ouest » pour les Manille - elle aussi sous pression navale chinoise. De petit pas en petit pas, Pékin confirme si besoin est encore de le faire sa politique du fait accompli, fruit d’un jeu de go bien maîtrisé. A ce jour, et tout comme à l’été 2014, il semble que seul un coup du ciel puisse mettre un terme soudain à ce bras de fer. Mais la situation australe de ce terrain d’opposition, un peu excentrée par rapport aux axes de développement des typhons (qui passent plus au nord, pour frapper la côte du Centre ou le golfe du Tonkin), peut conduire cet abcès dans les relations entre Hanoi et Pékin à ne pas se dégonfler, sauf à ce que le canal de discussion privilégié entre partis communistes – et surtout entre commissions militaires centrales – permette d’aboutir à un compromis (élection d’un nouveau comité central du PCVN et d’un bureau politique proches de Pékin). Une conclusion très probable, dont la pilule sera finalement plus dure à avaler par l’opinion publique, nourrie du sein d’un fervent nationalisme dont la digestion sera amère.
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